Dernier jour 12h27

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Associated Press, Omaha, Nebraska, aujourd'hui 12h25. Le Grand Annonciateur de l'Église OrthoZeméniste déclare devant une foule estimée à 360 000 personnes [le géant noir parle lentement, il a une voix chaude, veloutée et sincère, grave et mélodieuse] : « Le retour de Christ, impérial et miséricordieux, m'est apparu à nouveau cette nuit ! [Ovations ferventes de la foule immense] Il viendra, magnanime, à l'approche de l'antéchrist, lui ravir les âmes des bons et des justes. Priez et chantez, que votre cœur résonne de l'espoir serein qui anime le mien. Car en vérité je vous le dis, le Royaume de Dieu sera. Et nous sommes destinés, mes frères... [Pause pour laisser les clameurs de la foule se calmer] ... Nous sommes destinés à y connaître l'éternité. [La foule hurle en cœur : « Amen ! »] Voyez ces nuages sombres qui s'amoncellent à notre horizon, voyez ces monstres immondes, qui courent sur nous, mais ne les craignez pas ! Oh, non ! Ne les craignez pas ! Oh, non ! Ne les craignez pas ! [Cris dans la masse.] Réjouissez-vous de la bataille à venir, car une force plus grande, une brillance magnifique et invincible, une fière armée d'archanges tout puissants attend ! Je les ai vus ! [Ovations hystériques. Zoom de la caméra sur des femmes dans la foule qui perdent connaissance et s'effondrent, juste guidées vers le sol par leur entourage] Réjouissez-vous, mes frères, et priez pour le salut de votre âme ! Priez ! Afin que les guerriers sublimes de cette légion céleste... [Ovations ferventes] Que ces soldats de Dieu qui se préparent à défendre l'inexpugnable fief où les âmes des justes vivront à jamais... Priez ! Afin qu'ils sachent reconnaître la vôtre ! »

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Le groupe resserré autour d'eux, Ada et Michael s'assirent sur leurs talons, le dos à la grille de la boutique afin d'être masqué par les ados. Ils se regardèrent. Il était évident qu'Ada leur faisait prendre un risque énorme : si les ados se dégonflaient, ils étaient foutus. Ada lui prit la main, la serra très fort. Surpris, il cligna des yeux et lui fit un maigre sourire concentré et sérieux. Autour, les ados déconnaient en se lançant des vannes et en ricanant. Ils attendirent à peine une minute, mais elle sembla une éternité. Bientôt, Rita annonça qu'elle faisait un arrêt d'urgence, car un policier allait tourner le coin. Elle annonça qu'il avait un chien. Rétrospectivement, se cacher dans la poubelle aurait été un piège fatal. Le cœur battant, ils entendirent les jeunes faires des commentaires impolis sur la démarche du policier.

— Le voilà ! leur fit Marty-l'ours.

À l'approche de l'homme, les jeunes se mirent à s'agiter en criant des plaisanteries vulgaires. Ils formaient autour d'Ada et de Michael une foule mobile, mais compacte, leur masquant la vue du policier dont ils entendaient néanmoins le pas clouté sonner comme il tournait autour de la meute. Il leur demanda de circuler, les ados rigolèrent. Il dit dans sa radio :

— J'ai un 734.

On n'entendit pas la réponse de son chef.

— Et je fais comment, tout seul ?

Le policier prit une grosse voix et dit à la meute :

— Bon, les jeunes, j'ai pas toute la journée, qu'est-ce que vous foutez ici ? Hein ? C'est quoi ce sketch ? Pourquoi vous voulez pas bouger, hein ? Qu'est ce que vous cachez là ?

Et les ados lui répondirent tous ensemble :

— M'sieur l'agent on fait rien de mal !

— Il est mignon vot'chien, c'est un quoi ?

— On est juste là en attendant que ça ouvre !

— Ouais, on s'f'end la gueule, c'est tout !

— Hey, M'sieurs, vous avez vu les seins d'm'a copine ?

— Y s'en fout peut-être, va savoir, y paraît qu'y a des pédés dans la police ?

— Hey ! Dis donc, toi, un peu de respect !

— Tu connais ça comme mot, toi, pédé ? Putain, j'savais pas qu't'avais autant de vocabulaire !

— Hey, j't'emmerde connard !

Mouvement dans le pack, bruits de lutte. Le chien jappa.

— Oh ! On se calme les jeunes !

— M'sieur l'agent, on est calmes.

— Ouais, on s'fend la gueule, c'est tout

— Hey, M'sieur ! Non, mais, vous avez vu les seins d'm'a copine ?

Le flic parla dans sa radio :

— Chef, pour ce 734, il faudrait du renfort.

Il tourna autour de la meute avant de dire dans son micro :

« Oui, j'attends.

Le groupe bougeait. Des phrases chamailleuses fusèrent à nouveau, ponctuées de cris excités quand l'un d'eux commettait un exploit, un outrage mineur, un bon mot. Il s'écoula ainsi deux bonnes minutes, tandis que le policier leur tournait toujours autour. Un ado dit :

— Hey, M'sieur, pourquoi votre toutou il gronde en regardant là-bas ?

— Ouais, il a vu quoi ? Y'a rien ! Il aurait pas sniffé de la came au moins ?

— Ah non, pas possible, pas un chien de flic !

— Ah non, sûr ! C'est comme nous, on touche pas à ça, hein les filles ?

— Oh non, M'sieur ! Hihihihi !

Soudain, le chien jappa, très fort, deux fois. Un signal d'alerte et de défense ultime, très explicite. Le policier cria :

— Hey ! Vous ! Stop ! Ne bougez plus !

Comme une troupe d'antilopes occupées à boire et soudain tétanisées par un soupçon de l'arrivée des lions, le groupe s'immobilisa. Le policier cria à nouveau :

« Sortez de ce truc, je vous ai vu. Sortez immédiatement, les mains en l'air !

Pour Michael, il avait été perceptible que l'agent ne s'adressait pas à eux. Il se releva et vit en effet le policier, tourné de l'autre côté, qui dégainait son arme.

« Halte ou je tire ! cria l'agent.

Cinq détonations très rapprochées tonnèrent qui firent sursauter Michael. Un cri déchirant résonna, un mélange de rage, de douleur et de désespoir, suivit par le cliquetis d'un objet métallique qui tombait sur l'asphalte, et un bruit sourd, l'impact d'un objet mou et lourd. Ada resta assise, paralysée par la peur que les sons secs et énormes des détonations réverbérées par les murs lui avaient infligée. Michael se tenait comme une statue. La stupéfaction sur son visage s'était transformée en un mélange d'horreur et de perplexité intense. Il suivait du regard la scène silencieuse. Autour d'eux, les ados restaient figés, et Ada put lire une grande inquiétude sur leurs visages. La plaisanterie avait tourné au drame. Ada bougea pour se lever et Michael lui fit un signe de la main de rester à couvert. Lui-même se maintenait plié pour rester invisible. Elle le vit qui clignait des yeux à plusieurs reprises et elle entendit une cavalcade discrète, comme un danseur sur des semelles de crêpe. D'un seul coup, les ados se dispersèrent comme un nuage de moineaux. Ils partirent en courant vers le haut de la rue. Ils détalèrent en formation en échangeant des cris inquiets. Certains se tenaient la main. Il était devenu visible que les plus jeunes devaient avoir à peine douze ans. Au milieu de la rue, le policier et son chien gisaient sur le pavé. Vu la position de son corps, il était évident que le chien était mort. L'homme bougeait faiblement. À côté d'elle, Michael s'était accroupi. Il redémarrait Rita.

— Qu'est-ce qui s'est passé ?

— Ada, il faut qu'on se tire en vitesse, ça commence à devenir très chaud par ici.

Ada s'approcha du policier qui se tenait le ventre à deux mains. Ses yeux grands ouverts ne focalisaient sur rien. La douleur et la peur déformaient son visage. Il tremblait et haletait d'une façon effrayante, saccadée, spasmodique. Ada vit le sang qui surgissait sous ses mains. La présence d'un objet sombre à ses côtés détourna l'attention d'Ada : un petit pistolet noir. Il y avait une seconde arme au sol, noire elle aussi, plus massive, mais Ada avait reconnu la première du premier coup. Et puis, elle se dit que cela ne pouvait être qu'une coïncidence. Elle hésita. La tentation de porter secours à cet homme qui souffrait, qui était de toute évidence grièvement blessé, était si forte ! Cependant, elle se savait désespérément incompétente. Aussi, elle avait peur que les yeux vides se tournent et l'aperçoivent. Le policier se mit à trembler d'une façon qui n'avait rien à voir avec un tremblement comme on peut en avoir quand on a froid. Et puis de toute façon, il faisait une chaleur étouffante. Ada, le souffle coupé par une émotion terrifiante, comprit qu'elle était en train d'assister aux dernières secondes de la vie de cet homme. Il tourna la tête et la regarda. Elle lut l'appel dans ses yeux. Alors, elle se pencha, elle mit un genou au sol à côté de lui. Les yeux grands ouverts de stupeur de ce qu'elle se voyait en train de faire, elle vint poser une main sur la joue de l'agent dont la bouche bougea, comme s'il tentait de dire quelque chose, et la peur s'effaça de son regard pour faire place à une sorte de fascination.

— La voie est libre vers le sud, annonça Rita. Les autres policiers ont entendu les détonations. Ils arrivent en courant, dépêchez-vous !

Les yeux du policier qui regardaient Ada s'immobilisèrent et son menton tomba. Michael vint tirer Ada par la manche pour la sortir de sa stupeur horrifiée. Elle le suivit en y investissant toutes ses forces, comme si, en mettant de la distance entre elle et cette scène qui s'était gravée dans son esprit, elle pouvait échapper à cette horreur.